Jamais enfermée
Gérard Mayen, 15 février 2015.
Olivia Grandville n'est pas artiste à enfermer facilement dans une catégorie.
Sa démarche a pris source dans des ruptures. Ce principe stimule ; mais ne génère pas que de belles lignes homogènes. La curiosité d'Olivia Grandville est celle des remises en jeu, de l'exploration insatiable, des rencontres et de l'humour aussi, pour des pièces qui sont ses lieux d'étude.
Cette artiste doit déjà s'affranchir de deux clichés à quoi on la réduit trop vite et souvent. Il faudrait les saisir comme défis en devenir, moments forts d'un parcours parmi d'autres, quand on les referme en idées vite vues.
Premier moment : le culot de quitter le Ballet de l'Opéra de Paris en claquant la porte. Acte fondateur certes, qui clame le refus d'un pan entier de l'idéologie de la danse (académique, uniformisante, modélisée, hiérarchique, musicalement stéréotypée...) Par là, supposons que cette artiste s'inventât en chorégraphe parce qu'ayant un problème avec la danse ; en chorégraphe cherchant la danse dans les béances de la danse. La désirant en elle-même suffisante, alors que tant et tant d'héritages, de pesanteurs, de rajouts, semblent s'acharner à l'empêcher, l'amoindrir.
Deuxième moment : trois années auprès de Dominique Bagouet, jusqu'à la disparition de celui-ci et la dispersion de sa compagnie. Trois très fortes années certes, marqueuses d'une irrépressible folie du geste. Mais en quoi les résoudre dans une posture d'héritière éternelle obligée ?
Où chercher quelques clés dans un paysage foisonnant, de plus de deux décennies de réalisations chorégraphiques ? Dans une idée de la danse outre la danse, une danse plus large que ce que trop souvent la danse se résigne à être, une danse en lutte contre sa tradition de certitudes non questionnées, retournées en arguments d'autorité, parfois une bêtise, qui empreignent des pans entiers du monde de la danse. C'est en torsions.
Ces pièces sont des expériences, des essais. Tout autant qu'un goût prononcé du phrasé en anime les compositions, elles portent aussi l'intérêt pour le texte, la recherche en amont, l'exploration, la visite informée d'autres champs de l'art et du savoir. Là, quelque chose résiste à l'évidence du confort de la forme. Les univers du cinéaste Paradjanov, les défis littéraires de Robert Walser, le dadaïsme de Schwitters, le déclenchement d'écriture d'une Marie Roche, ont relevé de cette sensibilité[1].
Des principes de déconstruction s'y sont employés.
Olivia Grandville écrit avec le plateau, trop informée est-elle, par son parcours, des risques d'une écriture de danse mise sur les rails de la seule écriture de danse. Alors dans l'engagement au plateau, où s'entretiennent quelques fidélités de famille d'interprètes, la chorégraphe se fie avant toute chose à l'écriture du temps, plutôt que de l'espace. C'est une production de motifs qui s'enchaînent, un travail du suspens, de la relance, parfois la bifurcation, qui ne peut rien d'homogène ou de lisse. Les pièces de la chorégraphe y trouvent leur aplomb, en même temps qu'une part de leur piquant, indocile.
Sur ce versant, on n'est guère loin de la question musicale : une autre grande question pour la chorégraphe, tant et tant la danse n'a pas fini de payer à cet endroit sa dette de paresse et de complaisances. Or le fait musical appelle les remous de la danse, où la chorégraphe multipliera les marques d'audace, les voies de recherche, dans des essais pleins de trempe, d'improvisations croisées, de savantes approches de l'héritage cagien pris à rebours de ses conventions propres (il y en a là aussi), et travaux engagés pour l'IRCAM[2].
Les travaux sur les espaces, la pure présence dans l'instant, les dispositifs d'improvisations indiquent d'autres saisies du lien, du rapport, de la relation[3].
Résolument contemporaine, farouchement indépendante, parfois sur le fil de l'intrépidité, Olivia Grandville a cherché un corps aux antipodes des conventions de la production formelle. Cela par la remise en jeu d'acquis de la performance, l'approche attentive des méthodes somatiques, les pratiques de l'improvisation et la danse contact, le renouvellement et surtout le croisement des techniques. Comment négliger la résonance de tout cela, contrastant sur un solide fond de formation classique, à démanteler, et de legs de Bagouet, à dépasser ?
Enfin la chorégraphe a assumé le questionnement des fondamentaux de son art, son esthétique et sa mémoire, passant par Cassavetes pour ré-articuler les lois de la représentation et fabrique du personnage scénique, ou charriant la légende et sa transmission à travers une histoire intime du festival d'Avignon ; sinon revisitant le Ballet pour y instiller une « folie de Giselle ». Et son exploration des Lettristes résonne comme un assaut conceptuel majeur, formidablement insolent, au coeur même de la danse contemporaine[4].
Il est un signe qui ne trompe pas : Olivia Grandville chorégraphe, se sait aussi interprète, de certaines des œuvres dont elle est l'auteur. Et pas que.
Si les fils sont ici nombreux, la détermination d'Olivia Grandville est nette et franche au moment de les tirer. Indisciplinée peut-être. Obstinée sûrement.
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